En dialogue
Hiver-printemps 2023

À propos —

Le texte « En dialogue » décrit la thématique commune des expositions présentées chaque saison au Musée d’art de Joliette.

Nous sommes tous le produit de notre environnement, mais qu’en est-il du lien entre le contexte de production d’une œuvre et l’œuvre finale? Et que se passe-t-il lorsque ce contexte change? L’art change-t-il tout autant? Pour cette période de programmation, nous avons décidé de nous pencher sur les liens, influences et incidences entre contextes et œuvres. Nous proposons de réfléchir ensemble à l’atelier comme espace physique ou relationnel, au lieu d’origine des artistes, aux territoires qu’ils parcourent, ou encore à celui où ils s’ancrent, par choix ou par nécessité.

Deux expositions de groupe importantes se répondent au rez-de-chaussée. L’atelier comme création est un projet de l’historien d’art Laurier Lacroix qui aborde les conditions de création en montrant l’atelier sous toutes ses formes. Les œuvres rassemblées pour ce projet sont toutes produites entre le 19e siècle et aujourd’hui par des artistes québécois. Alors qu’une majorité de dessins, tableaux et photographies présente l’espace de création en tant que lieu intérieur, quelques œuvres outrepassent les murs de l’atelier pour montrer plutôt un paysage vu par la fenêtre ou encore une scène d’esquisse en plein air. La salle adjacente poursuit cette réflexion sur la réalité vécue par des artistes contemporains en s’inspirant de l’expérience de migration choisie par Jean Paul Riopelle dans les années 1940, lorsqu’il quitte le Québec pour s’installer à Paris. Les oiseaux migrateurs, notamment l’oie blanche, la bernache et l’outarde, sont un sujet récurrent dans les réalisations de Riopelle. Monique Brunet-Weinmann n’hésite pas à désigner ces motifs ailés d’alter ego de l’artiste. L’oiseau témoignerait de son besoin de mouvement et de renouvellement, lui qui a cumulé jusqu’à sept adresses différentes dans les années 1960-1970, alors qu’il acquiert un terrain au lac Masson, dans les Laurentides, qui s’ajoute à ses six antennes en France, à Frémicourt, Vétheuil, Vanves, Golfe-Juan, Meudon et Saint-Cyr-en-Arthies. L’exposition Un lieu de mémoire : Contextes d’existence aborde plus généralement la question de ce mode de vie, partagé par des artistes contemporains qui font aujourd’hui de la mobilité leur quotidien. « Je ne crois pas à l’enracinement, mais au déracinement », aurait dit Riopelle, dont les paroles sont rapportées par Hélène de Billy dans la biographie qu’elle lui a consacrée en 1996. Ces mots résonnent probablement de manière particulière aux oreilles de la commissaire Irene Campolmi, qui signe l’exposition. Originaire d’Italie mais basée à Copenhague, elle a travaillé notamment à New York et en Grande-Bretagne.

Au deuxième étage, nous présentons le travail de Moe Piuze. L’association entre des matériaux récupérés de lieux habités dont ils gardent l’esprit et les formes qui évoquent le corps humain sont à la source des premiers bas-reliefs de l’artiste. Ces œuvres abordent les idées d’ancrage et de chez-soi. Elles font penser à un passage de La poétique de l’espace où Gaston Bachelard affirme en 1957 : « Non seulement nos souvenirs, mais nos oublis sont ‘’logés’’. Notre inconscient est ‘’logé’’. Notre âme est une demeure. Et en nous souvenant des ‘’maisons’’, des ‘’chambres’’, nous apprenons à ‘’demeurer’’ en nous-mêmes. » L’enracinement s’affiche comme une expérience contraire à celle de la mobilité choisie et valorisée par une partie du monde occidental au 21e siècle. Mais si on pousse l’intuition de Bachelard plus loin, on pourrait penser qu’un ancrage en soi, c’est-à-dire un sentiment de centralité et de stabilité, est une condition sine qua none à toute expérience positive du déplacement. Les œuvres récentes de Piuze exposées ici résultent d’un processus d’élaboration d’un atelier onirique correspondant moins à un environnement physique qu’à un état d’esprit propice à la création, à matérialiser peu importe où l’artiste se trouve.

Originaire de la Colombie-Britannique, Irene F. Whittome, dont le travail est présenté au troisième étage, a vécu cinq ans en France dans les années 1960 avant de revenir s’établir à Montréal. L’éloignement volontaire de son lieu de naissance à son retour d’Europe lui a procuré une forme d’indépendance, l’exposant à une culture différente et créant un contexte favorable pour aiguiser ses perceptions. N’est-ce pas ce que tout dépaysement permet? C’est dans les Cantons-de-l’Est qu’elle choisit de construire son dernier atelier, sur le site d’une ancienne carrière de granit qu’elle continue à entretenir et à aménager. L’observation quotidienne de ce terrain nourrit aujourd’hui son désir de création. Elle y reconnaît, dans les traces laissées sur la pierre par des éléments organiques, l’esprit de l’estampe, une technique fondatrice de sa pratique. David Sorenson, exposant également au dernier étage du Musée, a aussi choisi de s’installer dans les Cantons-de-l’Est après avoir quitté la Colombie-Britannique. Ce sont par contre ses séjours récurrents au Mexique, où il est marqué par la lumière particulière qui avive les couleurs des paysages, qui auront un impact important sur sa pratique picturale.

Changements climatiques, turbulences politiques ou moyens financiers et technologiques facilitant la mobilité à l’époque moderne : les raisons de déplacements semblent être en constantes augmentations. Rappelons-nous que si pour certains la mobilité est un privilège, pour d’autres, elle est imposée et subie. Les artistes présentés au MAJ cette saison nous proposent des réflexions importantes sur plusieurs aspects de cette réalité qui affecte différemment les populations.

Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice de l’art contemporain et Jean-François Bélisle, directeur et conservateur en chef


Images à la une :

Ernest Neumann, Portrait of the Artist Nude [Portrait de l’artiste nu], 1930, huile sur toile, 81,5 x 64 cm, (Détail). Collection du Musée d’art de Joliette

Samara Sallam, Floating Burial, 2019. Photo : Romain Guilbault

Edwin Holgate, Self-portrait, 1934. Photo : Romain Guilbault

© Irene F. Whittome, Prelude to Shroud, 2021. Photo : Tom Montgomery

Moe Piuze, Respirer sous l’eau, 2022. Photo : Romain Guilbault